
On a tous entendu Donald Trump lancer à répétition des phrases du genre : « On m’attaque injustement, les médias sont contre moi! », « Je suis le seul à pouvoir vous sauver! Aucun président en aura fait autant! », ou encore « Le Canada profite de nous, on va l’annexer par la force et en faire notre 51e état! ».
Si ces déclarations vous exaspèrent ou vous mettent mal à l’aise, c’est normal. Car elles relèvent d’une forme de manipulation et de violence psychologique, bien connue en psychologie et du milieu thérapeutique et qui s’inscrit dans une mécanique bien précise : « le triangle dramatique de Karpman1 ».
Ça ne vous dit rien?
Si je vous parle de la triade « victime – bourreau – sauveur », ça sonne peut-être quelques cloches?
Oui? Non?
En bref, le triangle de Karpman, c’est une dynamique relationnelle dysfonctionnelle, souvent inconsciente, mais pas toujours. Elle consiste à jouer sur trois rôles : la victime, le persécuteur et le sauveur. La personne qui l’utilise cherche à obtenir ce qu’elle veut par de la manipulation émotionnelle, voire de la violence psychologique.
Ce qui est particulièrement pervers dans ce jeu psychologique malsain, c’est que la personne qui veut y en entrainer une autre est capable de jouer les trois rôles à la fois! Et si l’autre personne entre dans la dynamique, elle se trouve à jouer, volontairement ou non, un des deux autres rôles qui sont complémentaires.
Vous voulez voir un très bon exemple de comment cette dynamique fonctionne concrètement? Rien de plus simple. Regardez aller Donald Trump au quotidien. Il est un vrai de vrai pro en la matière! Pour lui, c’est carrément un mode de vie, et c’est également de communication et de gouvernance.
Reprenons ses déclarations.
« On m’attaque injustement, les médias son contre moi! » On y voit bien Trump jouer la pauvre victime. Et les médias sont ici son bourreau.
« Je suis le seul à pouvoir vous sauver! Aucun président en aura fait autant! » On y reconnait tout de suite le sauveur. Et qui est la victime? Le pauvre peuple américain, bien sûr.
« Le Canada profite de nous, il n’est pas viable comme pays. On va l’annexer et en faire notre 51e état! ». Là, on a droit à la totale! Les trois rôles sont présents dans la même phrase! Le Canada est le bourreau qui abuse des États-Unis qui lui, est une pauvre victime (Vraiment?). Alors aussi bien devenir bourreau en faisant du Canada sa victime, tout en réalisant le tour de force d’être aussi le sauveur de ce pauvre voisin qui n’est pas viable comme pays en l’annexant comme 51e état. Rien de moins!
C’est étourdissant n’est-ce pas?
Question d’y voir plus clair dans ce cirque, commençons par regarder de plus près comment elle fonctionne cette dynamique.
Les trois rôles du triangle de Karpman
1. La victime : l’art de faire pitié
La victime, dans ce contexte, n’est pas une personne réellement en détresse. C’est plutôt quelqu’un qui adopte une posture d’impuissance pour manipuler, consciemment ou non, les autres. Elle se plaint, dramatise, et surtout, elle cherche à faire pitié.
Pourquoi? Attirer l’attention d’un sauveur!
Car une bonne victime saura attirer l’attention de son superhéros qui viendra la sauver de son pauvre sort dont elle estime ne pas être capable de se sortir par elle-même.
Vous connaissez quelqu’un qui se plaint toujours de tout et de rien? Mais qui ne fait rien pour se sortir de la merde? Pire, qui dit que ce n’est pas de sa faute et pointe un coupable? Elle Cette personne joue fort probablement le rôle de la victime.
C’est très valorisant d’être une victime, ou plus précisément, dans le cas présent, de jouer à en être une, car on reçoit de l’aide sans avoir été obligé d’en demander. On a juste à faire pitié et… magie! Des gens arrivent au secours…
2. Le sauveur : le héros autoproclamé
Le sauveur adore se sentir indispensable… c’est très valorisant!
Un bon sauveur a tendance à se sentir responsable de prendre les problèmes des autres en charge et à les surprotéger. Il est toujours prêt à aider, à résoudre les problèmes des autres, et ce, même si on ne le lui demande pas. Il parait noble, voir fort d’être en mesure de protéger plus faible que lui.
Le problème, c’est que le sauveur arrive souvent avec une solution toute faite qu’il impose à l’autre, sans demander à la victime si ça lui convient. Un sauveur sait comment ça marche et comment sauver une victime, même si la soi-disant victime ne veut pas être nécessairement sauvée (ou pas de cette façon) et n’a même pas demander de l’aide.
Le piège du sauveur?
Il ne laisse pas les autres trouver leurs propres solutions. Il finit souvent frustré, car ses « protégés » ne sont jamais satisfaits.
3. Le persécuteur : passer du côté obscur de la force
La victime n’arrive pas à se faire sauver? Les solutions du sauveur sont critiquées, voire ignorées ? Ouch! L’ego est affecté par cette perte de valeur aux yeux des autres. L’impact est presque digne d’un crash boursier.
C’est là qu’entre en scène le bourreau, ou persécuteur, qui veut reprendre son pouvoir de manipulation perdu. Alors il critique, menace, blâme et il cherche à imposer sa dominance ou son contrôle sur l’autre. Il peut être agressif verbalement, et dans certains cas, physiquement.
Cela peut se faire également de façon plus subtile, style passif agressif : il boude, s’entête, ironise, invalide.
Dans tous les cas, il dévalorise l’autre afin de voir sa valeur personnelle remonter en bourse. Et tous les coups sont permis!
Une victime qui ne reçoit pas de l’aide à laquelle elle estime avoir droit, mais qui est incapable de la demander, va parfois préférer se transformer en bourreau. C’est trop dur pour l’ego de demander de l’aide! Par contre si elle se met à critiquer et blâmer les gens qui ne la sauve pas afin qu’ils viennent la sauver, elle a l’impression d’être en position de pouvoir.
Un sauveur qui se voit refuser son aide imposée, pourra être tenté également d’être le persécuteur. Pour être un sauveur, j’ai besoin d’une victime. Tu ne veux pas être aidé? Être une victime pour moi? T’inquiètes, je vais m’imposer, te forcer à recevoir mon aide s’il le faut. Car sans victime à sauver, je n’ai plus de valeur.
Vous commencez à comprendre la toxicité de tout ça?
Un engrenage nocif
La clé pour comprendre comment le triangle dramatique fonctionne est la suivante : une personne peut changer de rôle au cours d’une même interaction.
Une victime peut devenir persécutrice envers le sauveur qu’elle espérait, qui n’aurait pas suffisamment aidé ou pas aidé comme elle aurait aimé. Ainsi, le sauveur peut devenir victime s’il se sent dépassé par la tâche de secourir ou critiqué par celle qu’il tente d’aider.
Le persécuteur peut aussi soudain se retrouver dans une posture de victime si, par exemple, il est critiqué à son tour et qu’il se sent incompris. Ou encore devenir le sauveur d’une victime qu’il a lui-même agressé.
Le cercle vicieux se maintient parce qu’il y a une interdépendance entre les trois rôles : la victime a besoin d’un sauveur et d’un persécuteur qui confirment son statut de victime. Le persécuteur trouve une raison de justifier son comportement en s’attaquant à la victime. Le sauveur a besoin de personnes à sauver pour se sentir utile, indispensable ou valorisé.
Des relations frustrantes
Quand on se retrouve dans la dynamique du triangle de Karpman, on se retrouve dans une relation qui se nourrit de situations conflictuelles. S’il n’y a pas de conflit, il n’y a pas de bourreau, ni de victime, et encore moins de sauveur pour sauver la mise.
Mais, pire encore, le triangle dramatique en est un où chaque pôle joue fortement la carte de la déresponsabilisation.
La victime se décharge de sa responsabilité à agir sur le sauveur, qui finit par porter un poids d’une responsabilité qui ne lui appartient pas. Tandis que le persécuteur évite de remettre en question son propre comportement agressif, ou passif-agressif.
Tout le monde se retrouve donc frustré dans cette dynamique. Personne ne reçoit réellement ce dont il a besoin : la victime ne sort pas de sa posture d’impuissance, le persécuteur ne crée pas de relation viable et le sauveur finit souvent épuisé ou déçu.
Vous êtes-vous déjà retrouvé dans ce genre de dynamique? Peut-être avez-vous une tendance à souvent jouer un de ces rôles, voir les trois?
Normal, ne vous en faites pas. Ces dynamiques sont très présentes dans nos sociétés. On peut les retrouver partout : à la maison, dans sa famille, dans ses relations amoureuses, au travail. On les a apprises dès la petite enfance, et on y a tous joué au moins une fois dans sa vie, probablement plusieurs fois, sans nécessairement le vouloir, ou sans s’en rendre compte. Si c’est le cas, je vous invite à développer de la compassion envers vous-même, quand vous réalisez que vous jouez à ce jeu.
Par contre, certaines personnes en font un mode de vie. Une grande majorité de leurs relations interpersonnelles sont basées sur ces dynamiques de manipulation, et les poussent à leur paroxysme afin d’assouvir leur soif de pouvoir. C’est le cas de Donald Trump.
Le triangle dramatique au royaume de Trump
Donald Trump n’est évidemment pas le premier à utiliser la triade dramatique pour garder captif son électorat. Ce type de manipulation se retrouve dans bien des discours de leaders populistes. Et ça fonctionne! Une partie de l’électorat se mobilisera en raison des émotions fortes que cette dynamique toxique leur procure.
1. Créer un sentiment de victimisation
Il faut que les électeurs se sentent opprimés par un ennemi commun. C’est pourquoi ces politiciens présentent leurs partisans, voire l’ensemble de la population, comme des victimes d’un système injuste, d’élites corrompues, de lobbies, de médias « partiaux », etc.
On y reconnait facilement le fameux « Deep state », les « fake news », voir « l’immigration illégale voleuse de jobs », dont seraient victimes les Américains. Sans jamais en faire la preuve. En restant dans le flou, on ne peut pas voir réfuter le statut de victime.
Le leader peut également se présenter lui-même en victime d’attaques injustes, de complots ou de désinformation pour susciter l’empathie, la compassion ou la solidarité de ses sympathisants. L’objectif est évident : attirer la sympathie, justifier des positions radicales ou légitimer un besoin urgent de changement. « Nous sommes opprimés, il faut agir! ».
Dans le cas de Trump, face aux procès visant à l’inculper, il s’est plaint à qui mieux mieux qu’il n’était que la pauvre victime d’une chasse aux sorcière « totale ». Et pourtant les preuves de culpabilité étaient éloquentes, et deux de ces procès ont pu se terminer avant le scrutin et l’inculper, le criminel Trump.
En se positionnant comme victime, Trump évite toute responsabilité : ce n’est jamais lui qui échoue, c’est toujours la faute d’un autre. Puis, sa tentative d’assassinat aura probablement été le meilleur catalyseur de son statut. On a attenté à sa vie. Existe-t-il meilleur moyen de se présenter comme victime de ses opposants?
2. Désigner un bouc émissaire sur qui déchainer sa colère
Comme on l’a vu plus haut, pour être en mesure de se positionner en victime, il doit y avoir un persécuteur.
En politique, le camp opposé est souvent décrit comme le persécuteur: si la population souffre c’est clairement de sa faute! Le camp adverse est à la source de toutes les injustices, ou encore, on l’accuse d’être corrompu. S’il n’est pas en mesure de s’occuper des menaces floues exposées précédemment, voire les éradiquer, c’est qu’il en est carrément le complice.
Si les immigrants illégaux sont une menace, c’est la faute aux démocrates qui les ont laissés entrer à pleines portes. L’inflation? Clairement la faute aux démocrates, même si elle est… mondiale!
Sinon, c’est la faute des institutions. Elles sont corrompues, donc, on doit les démanteler. On peut voir comment la nouvelle administration Trump se sert de cette dynamique pour justifier le démantèlement pur et simple de certaines institutions, comme le cas de la USAID.
Ou encore, c’est la faute à nos méchants voisins, pourtant alliés de longue date, qui abusent de nous! Alors, ne nous gênons surtout pas, on va leur imposer des tarifs de 25%! Ou encore, comme dans le cas du Canada, être le persécuteur suprême en annexant son territoire et en le privant de sa souveraineté, tout en prétendant le sauver.
L’objectif de ces attaques ?
Désigner un ennemi commun. On soude ainsi les partisans autour d’un récit fédérateur (eux contre nous) et on peut ainsi canalise les frustrations vers une cible concrète et justifier les pires atrocités.
3. Se présenter comme le seul sauveur
Face au bourreau, c’est là qu’intervient le sauveur. Il se présentera en tant que leader providentiel qui sauvera les pauvres victimes. Il se présentera comme étant le seul capable de résoudre les problèmes dont souffre la population en luttant contre les adversaires jugés responsables.
On se rappellera que dès 2016, Trump se présentait ainsi : « Personne ne comprend le système mieux que moi, c’est pourquoi je suis le seul à pouvoir le réparer. ». Et en 2024, il ne s’est pas gêné pour en remettre une couche : « Je serai le plus grand président que Dieu ait jamais créé. » Rien de moins…
Plus on laissera le champ libre au soi-disant sauveur pour imposer ses solutions pour sauver la population du mal qui supposément l’afflige, et plus il se sentira en droit de faire fi des règles et des lois pour atteindre ses objectifs.
« Celui qui sauve son pays ne viole aucune loi », a-t-il lancé pas plus tard que la semaine dernière. On pourrait aussi traduire par « Pour qui sauve son pays, la fin justifie les moyens ». Et du coup, il autorise ses supporters à faire de même.
Le but du sauveur est de toujours se légitimer comme figure protectrice, indispensable et digne de confiance, afin de recueillir le soutien populaire.
Comment se sortir de ce triangle?
Lors de son discours inaugural, du 20 janvier 1961, le Président John F. Kennedy disait : « Ne vous demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous, mais ce que vous pouvez faire pour votre pays. » Avec cette phrase désormais célèbre, Kennedy nous donne la clé maitresse pour sortir de cette dynamique toxique et elle tient en un mot : responsabilisation.
Prenez le temps de vous poser, relisez la phrase de Kennedy et fermez les yeux.
Quelles émotions, quelles énergies ressentez-vous? C’est dynamisant, ça donne le goût de se prendre en main et de passer à l’action en s’impliquant pour changer les choses, n’est-ce pas?
C’est le pouvoir de la responsabilisation.
Alors qu’en ce qui concerne Trump, il est dans la posture inverse : « Ne vous demandez pas ce que vous pouvez faire pour votre pays, mais ce que votre pays, et surtout MOI, votre leader suprême, peut faire pour vous ».
Si on refait le même exercice de projection, que ressent-on? Si on ne se sent pas piégés, on sent une passivité et encouragé à être dépendant du sauveur.
Si nous voulons une démocratie plus saine, nous devons refuser ces rôles et reprendre la responsabilité de nos opinions et de nos actions.
Se libérer du triangle de Karpman, c’est refuser la peur, la dépendance et la division. C’est choisir la lucidité, la responsabilité et le dialogue.
C’est plus précisément demander à nos leaders de se tenir debout et à responsabiliser Trump chaque fois qu’ils auront à intervenir auprès de lui. La violence psychologique, économique, voire physique, ça n’a pas sa place quand on est des alliés et des démocrates.
Au niveau local, dans nos familles, dans nos communautés et sur les médias sociaux, on peut interagir auprès des supporteurs Trump et jouer la carte de la responsabilisation.
Et ça se décline comment selon chacun des rôles? Cela nécessitera un prochain article détaillé sur les solutions possibles, mais entretemps, voici quelques pistes.
1. Sortir du rôle de victimes
On peut inviter les victimes à exprimer leurs émotions par rapport à ce qu’ils vivent et qu’ils expliquent leurs positions dans un but de les comprendre.
S’ils se plaignent d’un ennemi invisible et qu’ils mettent la faute de leurs malheurs sur les autres, on peut les inviter à devenir des acteurs du changement et à s’investir dans des actions concrètes. Personne ne va les sauver. Ils ont plus à gagner à devenir des citoyens actifs et responsables.
2. Arrêter de persécuter les opposants
On peut amener les persécuteurs à reconnaitre que le monde est complexe et non en noir et blanc. Qu’il est essentiel de s’ouvrir aux arguments et aux émotions de l’autre, ainsi qu’à leurs besoins, comme on le fait avec eux, pour trouver des solutions négociées plutôt qu’imposées.
Pour les aider à sortir du rôle de persécuteur, on peut leur montrer qu’ils peuvent défendre leurs valeurs par le dialogue, sans attaquer personnellement les autres et les diaboliser.
3. Collaborer plutôt qu’imposer ses solutions
On peut faire comprendre aux sauveurs que l’engagement politique ne repose pas sur une mission divine ou un combat absolu, mais sur une participation citoyenne ouverte, constructive, où chaque partie prend le temps de se comprendre.
En abandonnant la posture du héros qui veut tout réparer seul, ils peuvent adopter une vision plus collaborative, nuancée et efficace de la politique.
En résumé, pour accompagner les supporteurs de Trump vers une sortie du triangle de Karpman, il est essentiel de les encourager à remplacer la réactivité émotionnelle et l’imposition aux autres de leurs besoins, par une participation politique plus sensible, autonome et constructive.
Et plutôt que de se voir comme des victimes du système, de se présenter comme des persécuteurs de l’opposition ou des sauveurs du pays, on peut les inciter à prendre du recul, à dialoguer avec nuance et à agir concrètement dans le cadre démocratique pour défendre leurs idées sans tomber dans la confrontation permanente.
L’autrice est diplômée d’histoire, et a étudié au doctorat en science politique, concentration relations internationales. S’intéressant aux processus thérapeutiques, elle a plus récemment étudié en victimologie, psychologie et santé mentale afin d’effectuer un changement de carrière en 2020. Dans le cadre de son blogue, elle allie ses deux plus grands champs d’intérêt, la psychologie et la politique. Vous pouvez connaitre son parcours professionnel ici.
1 La dynamique du triangle dramatique a été conceptualisé dans les années 1960 par le psychiatre Stephen Karpman. Il a par la suite peaufiné son modèle dans son livre Le Triangle dramatique: De la manipulation à la compassion. Un résumé de ses travaux est également disponible sur son site internet: karpmandramatriangle.com